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UNE CLINIQUE DE LA TEMPORALITE ? FEVRIER 2019


L'espace-temps résolu dansla séance




 

L’ESPACE-TEMPS RÉSOLU DANS LA SÉANCE

Gérard Pommier[1] 

 

 

 

Je vais commencer par dire un mot à propos de la temporalité humaine en général. Livré à nous-mêmes, nous n’avons aucune notion du temps. Nous nous repérons plus ou moins grâce au lever et au coucher du soleil, ou grâce à la longueur des ombres portées des arbres, ou d’un bout de bois. Le temps humain est un temps psychique qui cherche à se raccrocher au temps de la nature, au cycle du soleil, de la lune, des saisons.

Dans Une journée de bonheur, Pascal Quignard dit que les hommes se raccrochent à la nature pour s’orienter. C’est sur la nature que sont prélevés les symboles du temps humain, en premier lieu le parricide et sa rédemption. Par exemple, cueillir une fleur pour honorer un mort est l’un des gestes dont il y a trace dans les premiers tombeaux. Cueillir une fleur, c’est d’une certaine façon lui ôter la vie, c’est la tuer, et elle est jetée sur la tombe de l’ancêtre. Ce geste est attesté depuis le paléolithique, dans les tombes de Shanidar en Irak. Cueillir une fleur à Rome, au Japon ou en France c’est une forme de sacrifice, c’est-à-dire d’Ostia. Les cueilleurs de fleurs tuent le temps. On tire aussi les parfums des fleurs qui servent à encenser les morts et les dieux. La temporalité est liée à la cueillette de la fleur, dans les vers d’Horace dans sa célèbre onzième ode, carpe diem, cueille, arrache non pas une fleur, mais le jour. Horace décrit aussi bien une manière de vivre qu’une manière de tuer.

S’il n’a pas les repères de la nature, l’homme ne sait plus où il en est. Il a besoin d’une montre ou d’un chronomètre pour se repérer. Sinon nous n’avons aucune idée de l’écoulement du temps, ni de sa position, ni de sa vitesse d’écoulement. Nous n’avons qu’un seul repère intérieur, c’est le temps de l’inconscient, tantôt contracté, tantôt en brusque expansion, tantôt courant en avant, tantôt tirant vers l’arrière, vers l’enfance qui ne nous quitte jamais. Car il faut bien le rappeler, l’inconscient n’a pas de substance ni de localisation. L’inconscient est le simple adjectif qualificatif d’un processus qui par définition remonte à l’envers du temps. Il remonte en arrière vers ce qui a été refoulé, c’est-à-dire vers l’enfance. Si l’inconscient est inconscient, c’est parce qu’il court à l’envers du temps, c’est-à-dire contre le temps de la conscience.

L’exemple le plus célèbre en est celui du coup de sonnette qui réveille un dormeur. Il vient de faire un long rêve avec de nombreuses péripéties et il est réveillé par un coup de sonnette. En réalité, c’est cette sonnerie qui a provoqué la formation du rêve, et ce dernier est entièrement régrédient.

Maintenant, dans la vie consciente éveillée, dire que la temporalité est « humaine » veut dire qu’elle se déroule au rythme de la parole. Le temps s’écoule plus ou moins vite au fur et à mesure que nous parlons ou que nous pensons. C’est la première remarque que je fais : toutes nos paroles, n’importe lesquelles, sont doublées par un fantasme fondamental. Lorsque nous parlons, en même temps :

1)      Nous nous plaignons (écoutez les gens pleurer : c’est l’enfant battu).

2)      Nous cherchons à séduire (c’est le fantasme de séduction).

3)      Nous agressons quelqu’un (fantasme parricide).

Il faut remarquer que plus le fantasme est actif dans la parole, plus nous vivons dans un temps qui court en avant et devenons les maîtres de notre temporalité. Moins le fantasme est actif et plus nous nous ennuyons dans un temps suspendu au présent. Le temps s’ouvre devant nous au fur et à mesure que nous ouvrons la bouche.

Pour ouvrir la bouche, il faut pouvoir dire « je ». Seul le sujet pronominal de la phrase est le maître de cet infini qui s’ouvre : celui de la pensée et de la parole quand elle s’adresse à quelqu’un, un être quelconque, un Nebenmensch, Aliquid Ens. Quand le « je » est aboli, à certains moments des psychoses, le temps l’est aussi. Il existe des moments d’aplatissement du temps dans les psychoses lorsque brusquement un symbole ou une situation symbolique efface la subjectivité. Cela peut être par exemple le cas après un rapport sexuel, à l’avènement d’une paternité, ou lors du succès à un examen. C’est plutôt une caractéristique de la schizophrénie à son début. Dans les psychoses linéaires, il y a une suspension absolue de l’écoulement du temps dans la mélancolie, lorsque le père, dont le deuil n’est pas fait, réclame la mort de celui qui n’a pas réussi à le parricider. Le suicide est en quelque sorte une manière d’initier à nouveau le temps. Lorsqu’au contraire la manie triomphe, la durée d’une minute ou de trois jours de Carnaval sans dormir sont tout à fait équivalents.

Quelle est la condition d’énonciation du « je » pronominal ? Il est impossible de dire « je » et de prononcer en même temps notre nom propre, c’est-à-dire le nom qui nous a été donné au nom de notre père. Il nous a été donné à notre naissance que nous l’ayons pris ou non.

Si je dis « Gérard Pommier aime les fraises », c’est comme si quelqu’un d’autre que moi les aimait. Si je dis : « j’aime les fraises », alors là, je ne peux pas dire en même temps mon nom. Seul Napoléon peut décréter : « Napoléon envahit la Russie » : il parle de lui à la troisième personne. C’est le propre des dangereux mégalomanes, qui cherchent à parler au nom du père primitif.

Lorsque nous parlons, nous parlons au nom du nom qui a été donné par notre père et nous l’enterrons chaque fois que nous disons « je ».  C’est pourquoi il est si difficile de parler en public, qu’il y a une inhibition et une honte potentielle quand nous ouvrons la bouche. C’est avouer notre crime inconscient. Nous avons souvent besoin de lire un papier pour parler. Chaque fois que nous parlons, les phrases sont explicatives, elles cherchent à nous disculper, c’est la causalité même de la parole. Parler, c’est « causer » : chercher la cause pour nous innocenter. Quand je dis : « Le ciel est bleu », j’explique le ciel par sa couleur. Je déplace une faute intérieure sur la couleur du ciel, qui est extérieure.

Toutes les phrases commencent par un groupe sujet et sont suivies d’un groupe qui le qualifie et qui l’excuse. Le modèle le plus général d’une phrase est : « ceci est cela » comme l’ont montré les grammairiens de Port Royal. La phrase pivote sur le verbe « Être » qui dit tout haut notre Être anéanti. On peut dire aussi bien « le ciel est bleu » que « le ciel, bleu ». L’être est remplacé par une virgule. Nous ne sommes qu’une virgule : aussi bien « Être » que « non Être » (to be or not to be). La linéarité du temps est homothétique à celle de la parole qui manque à dire qui parle. Il y a un trou dans la parole, c’est pourquoi elle ne s’interrompt jamais ! Le sujet n’arrive pas à dire ce qu’il veut exactement en tant que sujet – il est en défaut alors que la pensée n’a pas ce problème, elle est rapidement asubjective, préconciente. Plutôt que « je pense » il vaut mieux dire « ça pense ». Au contraire quand je parle, je m’entends et la temporalité se déploie. Pourquoi se déploie-t-elle sinon pour disculper la faute, la faute d’avoir dit « je » ?

Parler c’est projeter au-dehors la faute, c’est se disculper, chercher la cause, parler c’est causer. C’est causer mais à partir d’une équivoque première qui est la séparation du « je » et du « nom ». La parole est toujours oblique, dans n’importe lequel de ses énoncés. Si par exemple je dis « oui » pour répondre à quelqu’un, il ne saura jamais si je dis « oui » à ce qu’il dit ou bien si je dis « oui » au fait qu’il l’ait dit. De même dans le célèbre aphorisme du menteur d’Épiménide, quand Épiménide dit : « je mens », dit-il la vérité, ou bien est-il encore en train de mentir ? La parole est donc oblique, dès qu’elle commence, elle rate une marche dès le début.

Quand quelqu’un commence à parler, il y a quelque chose qu’il n’a pas réussi à dire. Il y a un manque à dire initial qui le pousse à en dire plus et cela propulse une temporalité psychique : il faut chercher à boucher le trou du temps. C’est dans ce manque à dire initial que quelque chose vient à la place, quelque chose qu’il est habituel d’appeler une métaphore, et ce qui suit c’est la métonymie selon les axes métaphoro-métonymiques qu’on a l’habitude d’employer en linguistique. Mais la linguistique est ici juste une façon de parler tout à fait approximative. La réalité, c’est qu’il y a au départ ce vide du début à la place duquel vient une image, quelque chose de spécifique au sujet qui parle, une particularité de sa langue privée qui vient à la place de rien de commun. Ce n’est donc pas une métaphore au sens rhétorique car la métaphore rhétorique est la métaphore de quelque chose. On appelle ça une métaphore parce que c’est pratique, mais en réalité cela ne vient à la place de rien de singulier et à la place de ce rien il y a une image, quelque chose d’autre que ce qu’on veut dire vraiment, qui tombe dans l’obliquité du dire : un truc, une chose, un machin, etc.

Je dirais que c’est une sorte de poésie originelle de la parole, un argot spontané, une invention nécessaire pour affirmer la subjectivité. Le rien, ce zéro, est initial, parce qu’il est exactement à la même place que le parricide du « Je », c’est un tabou. Et ensuite, une fois faite, cette opération de création d’une métaphore « indécidable », il faut la qualifier, il faut la définir par des qualités : « la lune est blanche », etc. Ce sont des images de choses que nous avons nommées à titre métaphorique au début, et ensuite il faut les qualifier de manière causale. Par exemple « Le ciel est bleu. » et la phrase se termine sur ce point final. Nous nommons nous-mêmes la chose que nous voyons, nous l’appelons nous-mêmes selon des langues tout à fait différentes de par le monde, ce sont à chaque fois des inventions gratuites, subjectives, qui ensuite forment la base d’un vocabulaire refroidi. Mais au départ de la parole, il y a cette nomination métaphorique et cette qualification métonymique.

J’avancerai cette hypothèse : Nous sommes obligés de nommer et de qualifier les choses que nous percevons car sinon elles nous avalent. En effet, ces « choses » sont investies par nos pulsions et les pulsions font une boucle, et celles qui reviennent du dehors sont plus fortes que celles qui partent de nous. Donc, du point de vue du refoulement originaire, la pulsion investit les sensations et nous sommes obligés de les nommer, de les appeler. La parole est en quelque sorte suscitée de l’extérieur, nous sommes obligés de baptiser le monde. Nous n’apprenons pas un mot parce que nous voulons apprendre comment une chose s’appelle. Nous y sommes obligés par l’animisme qui résulte du rejet des pulsions. Et aussitôt les choses appelées, il faut les qualifier pour les maitriser et en faire notre bien. Nous maitrisons le monde en parlant, de même que dieu a créé le monde en le nommant. Ainsi nous n’arrêtons jamais de parler en sautant de phrase en phrase (et non de signifiants en signifiants) selon une infinie course en avant, à la recherche de l’innocence (du Paradis).

Il me semble qu’on a là un abord de la temporalité humaine : c’est le temps de la rédemption de la faute, de la honte d’ouvrir la bouche, de dire « je » en enterrant notre père. Ce temps est un temps œdipien, il va du début de la phrase où le sujet prend son nom, jusqu’à la fin de la phrase qui est scandée par un point final. Le temps s’ouvre donc sur une sorte de répétition du parricide et la phrase qui s’écoule est celle d’une rédemption où le point final, le point de rédemption, enterre le père. Et tout de suite après une culpabilité recommence à faire à nouveau défiler la temporalité. Lorsque notre pensée se déroule en parole, elle enchaîne des signifiants jusqu’au point final de chaque phrase, qui est une sorte de pierre tombale du père. C’est le point de Capiton, un tout petit point de ponctuation qui a été tabou dans l’écriture, jusqu’au Xe siècle après J.-C., environ. Mais une fois accompli cet enterrement de fin de phrase, il faut aussitôt recommencer à parler pour se justifier, pour demander la rédemption de notre acte parricide. Et c’est ainsi que les phrases se déroulent à l’infini sans jamais s’arrêter.

À ce déroulement chronologique du temps correspond une position géographique du sujet dans l’espace. La notion d’espace-temps se définit dans le même mouvement. Nous habitons notre corps en un point de l’espace uniquement lorsque nous sommes installés dans la chronologie du parricide. Peut-être vaudrait-il mieux inverser l’ordre et dire « temps-espace ».

Le temps se déroule selon la chronologie du chasseur qui marque un trait sur un os - comme a pu le dire Lacan. En marquant sur l’os les traits des animaux totémiques abattus, le chasseur subjective le temps et il habite l’espace de son corps. Il compte pour lui-même en comptant. Il n’est d’abord rien, un zéro O emporté par la métonymie des phrases, puis il est anéanti dans son rapport incestueux à sa mère. Puis il est quelqu’un lorsqu’il tue l’animal totémique qui représente le père. Cela fait 1…2…3…, puis ça recommence, selon le déroulement infini des nombres. Vous avez reconnu dans ce nombrage « l’infini potentiel » d’Aristote. Pour Aristote, il existe deux sortes d’infini : « l’infini potentiel », c’est par exemple le déroulement des nombres, qui vont potentiellement jusqu’à l’infini, sans jamais y arriver. Et il y a aussi « l’infini actuel » c’est la caractéristique de dieu, qui est actuellement présent et passé, ici et ailleurs, omniprésent. C’est aussi la magie du poète.

S’il n’y a pas ce repère du parricide, le temps s’effondre comme c’est le cas dans certaines formes de catatonies des psychoses où le temps suspend son vol comme je l’ai remarqué tout à l’heure. C’est seulement quand le sujet prend son nom qu’il habite brusquement son corps. Sinon son image est séparée de lui, étrangère. Par exemple dans le « stade du miroir », c’est lorsque le sujet est appelé par son nom qu’il se localise dans son corps et qu’il occupe sa propre forme. Habiter dans son corps, être dans ses chaussures, c’est une conséquence du parricide. Ce que je viens de dire a une traduction clinique très ordinaire. C’est non seulement dans certaines formes de psychoses, mais dans la banalité du vertige hystérique qu’il y a de grands moments de dépersonnalisation lorsque le repère de l’acte parricide s’effondre, à cause du désir incestueux du père, avec quelque part dans le passé un passage à l’acte. C’est un effondrement de l’espace-temps. En effet, avoir un rapport sexuel avec l’un de ses parents, c’est mourir d’avant sa propre naissance. C’est tomber dans le vertige du « pas encore né » en étant à la fois l’enfant et le parent. C’est tomber dans le trou du zéro (nombre tabou).

La conséquence ordinaire, c’est que selon que nous sommes dans l’action, c’est-à-dire que nous prenons sans arrêt notre nom, le temps passe très vite, ou si au contraire nous ne sommes plus dans l’action, le temps s’arrête et c’est l’ennui. Ce temps œdipien se déroule à l’infini et il est linéaire.

J’ajoute maintenant que ce temps œdipien singulier se situe forcément dans une culture, car c’est selon les croyances d’une certaine culture que le sujet est baptisé et reçoit son nom. Ce temps culturel est différent du temps singulier de l’inconscient, et il permet de se repérer, selon un temps dont la linéarité peut être recourbée en cercle, lorsque le temps accomplit un cycle.

Dans certaines cultures polythéistes, le temps est circulaire. C’est toujours une ligne, mais elle est mise en cercle. Le dieu ne meurt jamais. Ou plus exactement quand les dieux meurent, ils revivent dans leurs statues ou dans l’animal qui les représente. Par exemple, dans la Grèce antique, devant la statue de Jupiter, l’animal qui est son éponyme c’est-à-dire le taureau, est sacrifié devant lui. Il meurt et renaît en quelque sorte sur Terre et instantanément.

En revanche, dans le monothéisme, les idoles sont pulvérisées et le dieu meurt en quelque sorte pour toujours, YAHWE n’a plus ni forme ni de nom. C’est seulement dans cette occurrence que le temps culturel est linéaire, qu’il démarre à partir d’un temps zéro par exemple après YAHWE, il y a la mort de Jésus-Christ, ou de n’importe quel autre prophète ou dieu révélé sur Terre, jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’apocalypse. L’apocalypse signifie la rédemption de la faute pour tous les croyants d’une même culture.

Cela porte à conséquence, car cela veut dire que le temps linéaire œdipien singulier est organisé, mis en forme par le temps d’une certaine culture et il est soit linéaire monothéiste, soit circulaire dans des cultures polythéistes comme l’hindouisme, ou bien la religion du pharaon, ou bien celle des incas. Dans la religion des pharaons, cette circularité est symbolisée par le cycle du soleil lui-même qui meurt au couchant et renait le matin. C’est Amon du matin ou Amon du soir, représenté par l’épervier Horus du matin, soit Horus du soir. Le recoupement du temps circulaire et du temps linéaire est le repère psychique de la temporalité consciente de ces cultures.

Pour résumer, sur l’instant, le temps humain singulier est linéaire. Il va du début d’une phrase où le sujet prend son nom en disant « je » jusqu’à la fin d’une phrase où le point final marque la scansion du nom propre. Si le sujet n’a pas pris son nom et sa forme, c’est-à-dire si l’image de lui-même ne coïncide pas avec son corps grâce à son nom propre, si cette étape n’est pas franchie, le temps s’arrête dans un éternel présent. C’est ce qui peut s’observer dans certaines formes de psychoses, de catatonies, où le temps arrête son vol.

Le temps humain est proportionnel à la scénographie œdipienne. Il est très long et très ennuyeux lorsque le sujet n’est pas dans une action où il peut prendre son nom et habiter son corps. Il est au contraire très rapide s’il est dans l’action, le temps passe à toute vitesse.

Donc il y a là une très grande variabilité du sentiment du temps, du temps psychique. C’est donc un temps œdipien si l’on considère un sujet isolé. Mais ce sujet ne reçoit pas son nom de n’importe où, il le reçoit d’une certaine culture qui le baptise d’une façon ou d’une autre, dans une église, une synagogue, une mosquée etc. Il existe ainsi un temps culturel qui est un repère commun plus stable que le temps psychique singulier.

Le temps humain, c’est le temps de Chronos, le premier père de la mythologie grecque, qui mangeait ses enfants comme on le voit sur le célèbre tableau de Goya. Ses enfants sont les Titans qui sont nos ancêtres et ils ont mangé Chronos en un festin totémique. Nous sommes les Titans à chaque fois que nous ouvrons la bouche pour dire « je ». Telle est la chronologie humaine, et elle commence par un parricide. Le judaïsme commence avec le sacrifice d’Abraham. Le christianisme commence avec le sacrifice du Christ. La Révolution française commence avec la décapitation de Louis XVI. Elle a inventé un nouveau calendrier. Nous sommes incapables de nous repérer dans le temps si nous n’avons pas au poignet une montre, qui nous raccorde à la Chronologie de notre culture, c’est-à-dire au temps qui succède au meurtre de Chronos. Vous remarquerez l’importance des publicités pour les montres, qui portent des noms de marques prestigieux Rolex, Jaeger, Lecoutre, etc. Ce sont des sortes de « Nom du père », qui nous servent à nous repérer dans le temps. Sans montre, nous sommes perdus. Il nous faut nous raccrocher à un Crime originel qui soit commun à ceux à qui notre parole s’adresse. Le parricide est la clef de voûte du Code civil français dans la rédaction du code Napoléon, jusqu’en 1970.

Je vais maintenant essayer de dire de quelle manière nous incorporons, nous subjectivons le temps, comment nous faisons nôtre le temps partagé dans notre culture. Un enfant entre dans la temporalité lorsqu’il s’engage dans la parole. Il s’engage dans la parole lorsqu’il donne de lui-même et sans l’avoir appris un nom propre à ses parents, tandis que ses parents lui donnent le sien. Tous les enfants du monde le font. C’est ce que montre le magnifique article de Sabina Spielrein : « Pourquoi papa et maman ? ». Lorsque les enfants répètent ces noms, ils font rimer deux syllabes, ils font un acte poïétique. C’est ce premier acte poétique qui donne la première mesure du temps, de même qu’au long de la vie, l’inconscient répète, il cherche à faire rimer ce qui cloche. L’inconscient est un poète lui aussi. Le temps de l’inconscient se mesure sur le rythme de la poésie. En répétant deux fois la même sonorité en faisant rimer ensemble deux images sonores ou visuelles, en faisant des comparaisons ou des « métaphores », nous créons notre temps propre. En grec, « poïésis » veut dire aussi bien « poésie » que « faire », ou bien « créer ».

Je vais vous lire un extrait de la balade – « La geôle de Reading » d’Oscar Wilde, The ballad of Reading gaol. Reading veut dire aussi « En lisant ». Je vous lis donc ce qui nous libère de notre prison. Car nous sommes des prisonniers en liberté conditionnelle, qui tentons de marcher vers le paradis.

And I knew that somewhere in the World

God’s dreadful dawn was red.

« Et j’ai su que de Dieu quelque part dans le monde

La terrible aurore était rouge ».

[…]

For the Lord of death with Icy breath

Had enterred in to kill

« Car le seigneur de mort à l’haleine glacée

Était là entré pour tuer. »

Something was dead in each of us

And what was dead was hope

« Quelque chose était mort en chacun d’entre nous

la chose morte était l’Espoir »

[…]

With Iron Hill it slays the strong

The monstruous parricide

« Avec son talon de fer, il tue l’homme fort

Le monstrueux PARRICIDE ». C’est ce qu’écrit Oscar Wilde.

Vous remarquerez dans ces vers les correspondances poétiques entre ce qui se voit et ce qui s’entend, entre le « voir » d’un côté et « la voix ». C’est la grande ressource de la poésie et pour ce qui nous concerne de la séance psychanalytique, qui est une poésie à deux.

Dans ce poème, il y a une correspondance aux deux premiers vers entre « Dieu » et la « couleur rouge ». Aux deux vers suivants, entre le « seigneur de la mort » et le « souffle glacé ». Et aux deux derniers, entre le « talon de fer » et le « parricide ». À chaque fois, vous remarquerez qu’une sensation rime avec un concept. Un signifié rime avec un signifiant. La pulsion s’accorde avec le symbolique.

J’en viens maintenant à la temporalité de la séance d’analyse que je définirais comme une poésie à deux.

Lorsque le poète fait une métaphore, il fait rimer un mot avec une sensation, c’est-à-dire la pulsion. Car les sensations sont infiniment raccordées entre elles. Par exemple dans l’expression « le ciel est bleu », le bleu se raccorde au bleu de la mer, au bleu de certains yeux et ainsi de suite à l’infini et en un seul instant. Cet « infini actuel » est aussi celui d’un analysant qui grâce à son analyste, fait rimer un événement présent et un souvenir d’enfance. C’est pourquoi j’ai dit que la séance d’analyse était une poésie à deux. L’infini potentiel ne s’arrête jamais, sauf grâce au coup d’arrêt de l’infini actuel, celui de Dieu ou du poète, ou de l’analysant qui sort de séance en habitant de nouveau dans l’espace de son corps.

Deux vers mis en parallèle, ou même un simple mot qui condense en une Eidos, la forme et son Idée, provoquent un retournement enivrant. C’est l’alcool du monde bariolé qui fait de l’infini un monde intérieur, divin. Le vers qui sonne ainsi fait du visible une illumination intime.

Cela peut être grâce au choc d’assonances visuelles et auditives, d’un certain rythme, d’une évocation. Il existe de telles rimes dont la rhétorique ne dit que peu de choses. Cela peut être aussi une rencontre fortuite, condensée en un seul mot.

Ainsi d’un simple vocable au milieu d’un vers d’Horace. Il écrit : muliebriter au deuxième vers d’une strophe. Il était en train de décrire la mort de Cléopâtre, que César venait de vaincre. Elle fuit les lieux où ses vaisseaux ont sombré. Elle cherche une mort glorieuse. Le petit mot muliebriter résume cet instant fatal :

… Quae generosius

Perire quaerens nec muliebriter

Expauit ensem nec latentis

Classe cita reparauit oras

La traduction habituelle dit : « Elle n’a pas, comme une femme, craint l’épée, ni gagné des rives cachées sur son vaisseau rapide… ». Cette traduction dit mal ce mot extraordinaire : muliebriter – Il condense mulier - qui évoque le féminin et ebrius qui fait sonner l’ébriété. Muliebriter pourrait mieux se traduire par « ivre de féminité ». Par la grâce d’un mot bariolé, ce poème enivre.

Il existe dans la description poétique une ivresse du poïkilo : Le visible bigarré est ce geste immédiat qui décroche le chant de sa ritournelle. Ce n’est pas la vision en elle-même, mais son contrepoint avec la musique. Les choses vues sont entendues sous l’angle de leurs bigarrures, lorsque le visible et l’audible sonnent ensemble.

Ainsi de ce poème d’Hopkins « La mer et l’alouette » :  

The sea and the skylark.

On ear and ear two noises too old to end

Trench-right, the tide that ramps against the shore ;

With a flood or a full, low lull-off or all roar,

Frequenting there while moon shall wear and wend.

La mer se voit, l’alouette s’entend. La mer est infinie, le chant est un instant. Hopkins met ensemble l’alouette et la mer et retourne l’infini en lui.

« Dans l’oreille sans fin deux sons trop anciens pour mourir

Se gravent : d’un côté la marée qui se rue au rivage,

Rouleau qui croule, ou basse berceuse, ou lourd tonnerre,

Fréquente-la tant que la lune s’use et s’achemine. »

Hopkins dit qu’il y eut d’abord « deux sons trop anciens ». Il a écrit ailleurs dans ses Carnets : « La seconde note du coucou semble plus proche que la première » : c’est le souvenir qu’au début, il y eut d’abord deux syllabes – (comme Maman et Papa). Le chant du coucou est fidèle à la musique d’enfance - Et puis plus tard, quand l’enfance s’éloigne, le poïkilé du visible et de l’audible se juxtaposent en double sonore de la vision : du bruit de la mer et de la lune. Il y faut deux organes des sens, l’un pour la lune, l’autre pour le fracas de la mer.

Les deux syllabes du cri d’enfance s’accordent sur place avant de sonner avec le visible. La répétition sonore en appelle aux choses bigarrées. Il faut décrire avec des mots qui sonnent, il faut dépeindre, donner des détails : musicaliser le visible. La voix ouvre une brèche en se répétant. C’est un trou de serrure où se voit un monde qui n’est plus au loin, mais dedans.

C’est la sorte d’emportement irrépressible de l’élégie. Elle est en quelque sorte aspirée par le visible qu’elle met en musique, mesure après mesure. « Mis en musique » est une expression bien trop plate. Il faudrait plutôt écrire qu’elle met en larmes (quand le cri initial fait pleurer). Pierre Grimal a écrit dans son article, « Le problème de l’élégie romaine, à propos du rythme de l’élégie » : « [elle]… ressemble beaucoup à une succession de sanglots et l’on comprend cette étymologie que les Anciens avaient imaginé au mot « élégie », en le faisant dériver de ei legein - comme s’il s’agissait d’une suite de soupirs désolés. » … « Un poème élégiaque dessine par son rythme seul une méditation indéfiniment poursuivie… » Ei legein, cela voudrait dire : « hélas », selon l’étymologie proposée par Euripide dans Iphigénie en Tauride.

L’inspiration poétique ne se contente pas de faire rimer deux images sonores comme lorsque le cri du début fut divisé en deux syllabes. Elle montre le son enlevé de lui-même par l’apparition.

« Les grecs dans leurs descriptions ou dans leurs récits - écrit Goethe - ne parlent pas plus de causes que de faits, mais ils exposent dans l’extériorité de sa présence, une apparition qui brille d’un coup » Erscheinung.

Ecrire le poème, c’est chanter une apparition et ensuite la dire sous l’angle de quelqu’autre chose qui l’approprie. Dans le poème cité plus haut, Hopkins juxtapose « la marée qui se rue au rivage », et deux vers en dessous : « la lune s’use et s’achemine ». Vue sous l’angle duplice des vagues et de la lune, la vision de la lune sonne avec le bruit des vagues : c’est mettre à l’intérieur ce qui hante l’extérieur, selon un mouvement enivrant. Ce n’est pas seulement fabriquer une image, mais en même temps entendre autre chose. Une vision binoculaire est un exercice facile pour faire une « métaphore » au sens de la rhétorique classique. C’est une comparaison « passive » qui reste au ras du sol. Mais il s’agit d’une toute autre espèce de la métaphore lorsqu’une image visuelle se retourne à l’intérieur sur une image auditive : elle intériorise l’infini en une résonnance ponctuelle, intime. C’est le moment où voir et entendre s’égalisent : Videre et audire non differt. Le monde est ainsi vu et entendu en même temps, anaphorique. Une chose vue en même temps qu’entendue, se sépare d’elle-même parce qu’elle s’entend : c’est Voir en Voix intérieure.

Ce n’est pas l’image qui crée la métaphore, c’est l’acte du poète qui la soustrait à sa visualité et se l’approprie. Elle le fait se quitter, lui et son lecteur. Cette prise de possession du monde, qui débute par la vision d’une chose, est un acte démiurgique, prométhéen. Aristote écrit dans la Poétique qu’il s’agit d’un acte de folie : « La poésie est le fait d’un homme bien doué naturellement et d’un fou. ».  Elle commence par mettre « devant les yeux » comme l’écrit également Aristote… Cela peut être avec deux yeux : un pour la mer, un pour la lune. Mais si elles étaient fidèles à Euclide, ces parallèles qui partent en ligne droite ne devraient jamais se rejoindre. Chacun peut pourtant voir qu’elles se rejoignent, mais personne ne rejoint jamais ce point sur l’horizon. Sauf lorsque la voix retourne le point de perspective à l’intérieur. Le poète retourne l’infinité de l’espace (qui est à dieu), en la ponctualité de son temps humain.

Cette résolution de l’espace par le temps se retrouve dans des poésies que l’on peut lire partout. Une temporalité historique du poème, de sa simple narration, se résout en un certain endroit de l’histoire du poème, se résout en un certain endroit de l’histoire. C’est son point d’orgue qui est le point de perspective intérieure.

C’est une façon d’aborder l’espace-temps résolu dans la séance. À chaque signifiant prononcé par l’analysant correspondent des signifiés, c’est-à-dire des images pulsionnelles, des Einfall, des souvenirs d’enfance, des odeurs, des couleurs qui ont été refoulées par le refoulement originaire lorsque le sujet a pris la parole et qu’il a dit « je », acte premier du parricide fondateur.

Le poème d’une séance d’analyse consiste à faire rimer les sensations passées de l’enfance avec les signifiants actuels. En principe, les parallèles des sensations et des mots enchaînés à l’infini ne devraient jamais se rejoindre. C’est tout du moins ce que dit l’axiome d’Euclide, selon lequel deux parallèles se rejoignent seulement à l’infini. Si c’était le cas, le sujet resterait toujours en dehors de lui-même sur l’infini, il serait anéanti, faisant se correspondre le zéro et l’infini. Le propre de l’acte analytique poétique est de faire rimer l’image passée et le signifiant présent. Si cela se produit à l’intérieur même de ce que dit l’analysant, les parallèles se recoupent : elles intériorisent d’un seul coup l’infini. L’infini n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur. L’analysant est brusquement illuminé par une rime, c’est-à-dire une répétition dont il est désormais le sujet. C’est la rime du fini et de l’infini, telle que Freud en a parlée dans son célèbre article « Analyse finie et infinie ». C’est vrai pour chaque séance, si l’acte analytique fait « résonner » et « raisonner » la répétition. C’est un travail d’artiste. C’est le langage des anges selon Saint-François d’Assise. Les anges se parlent par images, alors qu’ils savent déjà tout. Ils se parlent pour la reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire par amour. L’amour est la clef de voûte du « Symbolique ». C’est un irrationnel qui commande la rationalité.



[1]  Psychiatre, Psychanalyste



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- Auteur : Pommier Gérard
- Titre : L'espace-temps résolu dansla séance
- Date de publication : 02-05-2020
- Publication : Collège de psychiatrie
- Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=197